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La course au large ne peut pas être déconnectée de la société
Christophe Baley, enseignant-chercheur à l’Université Bretagne Sud et spécialiste des matériaux biocomposites et biosourcés
Le spécialiste des matériaux biosourcés Christophe Baley, enseignant-chercheur à l’Université Bretagne Sud à Lorient, explique pourquoi il est urgent de s’inspirer du vivant pour limiter l’impact carbone de nos activités. Il nous a accordé cet entretien le 21 octobre, depuis l’Ile de Groix où il participait à un colloque universitaire national sur ces questions, en compagnie d’une cinquantaine de chercheurs venus de toute la France.
Vous travaillez depuis plusieurs années avec vos équipes sur la mise au point de matériaux biocomposites pour la construction navale. De quoi s’agit-il ?
J’ai commencé à m’intéresser aux matériaux biosourcés et biocomposites, à base de ressources végétales renouvelables, en 1991. Au cours de ces trente ans, nous avons pu mesurer concrètement les effets du changement climatique, nous avons désormais des preuves irréfutables sous les yeux. Et nous sommes clairement arrivés à un point de bascule. Avant, pour beaucoup, s’intéresser aux ressources renouvelables, aux matériaux biosourcés, c’était synonyme de retour à l’époque de la bougie ! Aujourd’hui, les enjeux de reconnexion à la nature, au vivant, sont essentiels. On voit bien qu’il va falloir changer radicalement nos modes de production pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles. Je travaille depuis des années sur le lin, le chanvre… La grande différence entre la fibre de verre utilisée pour les matériaux composites dans l’industrie, et la fibre de lin que Roland Jourdain utilise pour le pont de son catamaran « We explore », c’est la photosynthèse ! C’est grâce au soleil, à la photosynthèse, à la température que se créent ces matériaux naturels. L’homme, ici, n’y est pour rien. Aujourd’hui, nous sommes terriblement dépendants du pétrole que, soit dit au passage, on ne produit pas, mais que l’on exploite. C’est un abus de langage – un de plus- lorsqu’on dit communément que l’Amazonie est le poumon de la planète, alors que la forêt capte du CO2 pour relâcher de l’oxygène dans l’atmosphère, alors que le poumon humain fait exactement l’inverse !
Travailler sur ces questions revient à adopter une approche pluridisciplinaire et transversale, en associant de la biologie, de la mécanique, des enjeux sociétaux… Il s’agit de collectifs de pensée qui bousculent les idées reçues, mais souvent, la tête du clou qui dépasse appelle le marteau !
Vous avez signé le Manifeste publié avant la Route du Rhum par de nombreux skippers et personnalités pour appeler à une course au large plus responsable. Pourquoi cet engagement ?
La Route du Rhum pose la question de l’impact d’un tel événement sur son environnement. Comment gérer cet afflux de 2 millions de personnes à Saint-Malo et sur tout le littoral de la Côte d’Émeraude durant quinze jours, avec cette débauche d’énergie consommée à terre et sur l’eau le jour du départ ? Il va falloir être beaucoup plus sobre, c’est un enjeu stratégique. Là encore, on pourrait s’inspirer du vivant, de la croissance d’une plante qui s’inscrit dans le temps long.
« Demain, il sera plus intéressant de prendre en compte l’impact de nos activités sur le vivant, plutôt qu’un simple record de traversée de l’Atlantique ! »
Où en est la construction navale, de ce point de vue ?
Elle n’est pas en retard, car elle n’est pas soumise aux mêmes contraintes de limites de certification que l’industrie aéronautique, par exemple. Cela permet à la course au large d’innover. On le voit avec l’évolution des règlements de classes de course. Les règles de jauge de la classe Imoca (les grands monocoques de course)autorisent des expérimentations de voile « verte », des motorisations alternatives… Des skippers comme Roland Jourdain, Stéphane Le Diraison, Damien Seguin, font le choix de matériaux biosourcés. Ils s’intéressent aux cycles de vie des navires, en analysant les entrées et sorties de matériaux, leur réemploi ou leur recyclabilité. Mais demain, il faudra pouvoir aller encore plus loin, en se posant la question des « besoins réels ». De ce point de vue, la course au large ne peut pas être déconnectée de la société. Alors que des voix s’élèvent pour dénoncer l’organisation de la coupe du monde de football au Qatar, on commence aussi à s’interroger sur la finalité de la recherche de la performance pure à la voile. C’est le sens du manifeste du collectif « La vague ». Il faut changer le regard sur la performance. La grande question, ici aussi, c’est de savoir identifier la vraie valeur des actes. Demain, il sera plus intéressant de prendre en compte l’impact de nos activités sur le vivant, plutôt qu’un simple record de traversée de l’Atlantique ! Nous devons désormais imaginer des mondes désirables. Mais notre cerveau humain qui fonctionne soit de manière émotionnelle, soit de façon analytique, a du mal à concilier ces deux approches.
La crise de l’énergie actuelle peut-elle accélérer la prise de conscience ?
Je l’espère. Même si la situation que nous vivons était déjà largement décrite dans le premier rapport du GIEC en 1990 : ce n’est pas une découverte ! Mais il est clair désormais que nous rentrons dans un monde de ressources finies. Nous avons aussi un problème majeur, c’est que nous vivons de la pollution : l’eau polluée à une valeur économique sur le marché de la dépollution, alors que l’eau propre n’en a pas. Je suis convaincu que la contrainte va nous obliger à changer rapidement. La sobriété, qui est la marque de fabrique du vivant, va s’imposer ! Prenez les coquilles d’huitres, par exemple : il est fascinant d’observer que ces mollusques produisent une coquille de céramique ultra résistante à température ambiante, sans adjonction d’énergie fossile ! Un autre exemple, citoyen celui-là : ici, en Bretagne, la vitesse sur les voies express est limitée à 110 kilomètres/heure, et on ne peut pas dire qu’on vit plus mal qu’ailleurs dans notre région !
« Il ne faut plus parler de protection des océans, mais bien de reconquête de la biodiversité marine. »
La course au large permet aussi de sensibiliser le grand public à la situation écologique de l’océan, à la pollution. Il en est beaucoup question sur le village de la Route du Rhum…
C’est vrai, mais ce qu’on l’on ne dit pas assez, c’est que nous sommes tous responsables de la pollution aux microplastiques, qui sort directement de nos machines à laver ! Il faut aussi changer de regard sur l’océan : ce n’est pas un terrain de jeux. Les baleines ne sont pas des OFNI (objets flottants non identifiés), nos activités humaines (transport maritime, sonars, etc) viennent menacer leur écosystème fragile. Il faut sans cesse rappeler que les océans produisent 50% de l’oxygène nécessaire à la vie sur terre. C’est pourquoi je pense qu’il ne faut plus parler de protection des océans, mais bien de reconquête de la biodiversité marine. Je travaille avec d’autres scientifiques sur l’étude des grands fonds marins, et on a découvert qu’on retrouve des plastiques à 10.000 mètres de profondeur, qui viennent complètement perturber la vie sous-marine. Ces plastiques qui polluent tant sont une invention humaine très récente : les dégâts occasionnés en un siècle sont considérables alors que 100 ans, ce n’est rien à l’échelle du temps long de la planète.
Est-il envisageable de revenir à un monde plus sobre et à moindre impact sur l’environnement ?
On n’aura bientôt plus le choix ! Le chantier est immense. Nous allons continuer évidemment à utiliser des matériaux, qui sont issus de trois grandes familles : les métaux, les céramiques et les polymères (plastiques). Chaque famille offre des qualités particulières et correspond donc à un domaine d’utilisation. Les plastiques permettent ainsi la réalisation d’équipements de transfusion. Il n’est donc pas question d’arrêter l’usage de ce type d’équipement, mais de travailler sur la gestion des déchets et leurs usages injustifiés, à l’image des bouteilles d’eau par exemple.
Actuellement, je travaille sur plusieurs dossiers de recherche en lien avec cette problématique. Nous étudions l’impact du changement climatique sur les plantes à fibres : comment, demain, dans un contexte où il va falloir changer les intrants des agriculteurs, faire pousser des plantes qui puissent aussi devenir des matériaux dont on pourra maitriser le cycle de vie ? Nous étudions également les structures de navires, notamment leur devenir en fin de vie. C’est un enjeu considérable qui est insuffisamment abordé pour l’instant. Finalement, il va falloir apprendre à courir plus vite dans le brouillard, en se fiant à notre intuition, et en réapprenant les leçons du vivant.
Propos recueillis par Xavier Debontride