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INTERVIEW - Nicolas Legendre, journaliste et auteur
« L’arbre et la haie vont être un atout majeur dans nos campagnes »
Nicolas Legendre, journaliste et auteur. © Fred Béveziers
Le journaliste rennais Nicolas Legendre, lui-même fils d’agriculteurs, a réalisé une enquête très approfondie sur le « système » agro-industriel breton, sa violence et ses dérives.
Son livre « Silence dans les champs » révèle la face cachée d’une organisation mise en place dans les années 60 et qui a contribué à standardiser les campagnes bretonnes au prix d’une pression économique et psychologique sous-estimée.
Dans cette interview pour MAPInfo, il montre que d’autres voies sont possibles, pour une agriculture respectueuse des hommes et réconciliée avec le vivant.
Quelles sont les réactions à la publication de votre enquête accablante pour le système agro-industriel breton ?
Nicolas Legendre – Depuis que le livre est sorti, en avril, il s’est vendu à 6.500 exemplaires, ce qui est plutôt un bon démarrage pour ce type d’ouvrage. J’ai déjà reçu près de 200 messages de lecteurs, unanimement positifs. Des paysans, des enfants de paysans, des citoyens, des environnementalistes, des salariés de chambres d’agricultures, des élus… qui me remercient en me disant : « Je ne soupçonnais pas l’ampleur du phénomène », « J’avais des éléments mais je n’arrivais pas à les relier », « Vous mettez des mots sur ce que j’ai vécu » … C’est émouvant, aussi, car certains lecteurs me confient qu’ils en en parlé avec leurs parents, qu’ils ont pleuré à la lecture. D’autres le relisent, l’offrent à leurs proches. Mais tous reconnaissent que c’est un témoignage dur, difficile à entendre. Plus qu’une tragédie, c’est un drame collectif. Mais c’est aussi cathartique. Ce n’est qu’un livre, mais qui a vocation à libérer la parole.
Celle des élus et des tenants de l’agro-industrie ne se fait pourtant guère entendre depuis la sortie du livre…
Leur silence me navre. Beaucoup d’entre eux connaissent la réalité et les impasses du système, depuis très longtemps, y compris à droite de l’échiquier politique, ce qui peut paraître contre-intuitif. Ils hésitent à s’exprimer publiquement sur le sujet, en raison du risque politique, car ils craignent les réactions d’une partie du monde agricole : c’est la grande peur de la « jacquerie » ! Et ensuite, ils craignent que l’opinion publique ne soit pas prête. Là-dessus, je ne les rejoins pas du tout : je pense au contraire, qu’un certain nombre d’élus sont en décalage avec l’opinion. Les gens sont prêts à entendre parler de changement d’ampleur en matière agricole. Encore faut-il que ce changement soit expliqué, que ce soit clair, juste et partagé.
« On ne pourra plus avoir les mêmes pratiques culturales avec le changement climatique »
Nicolas Legendre
De nouveaux témoignages continuent-ils d’arriver après la sortie de « Silence dans les champs » ?
Oui, je reçois des témoignages sur la violence économique du système, sur l’impact des pratiques sur le paysage et le vivant. Quelques-uns viennent aussi documenter l’omerta dont je parle, en citant des menaces, de l’intimidation, des torpillages d’initiatives agro-écologiques.
Et les exemples alternatifs se font également connaitre ?
Oui, effectivement, j’ai reçu par exemple un mail d’un Groupement foncier agricole (GFA) qui fête ses cinquante ans, qui développe des pratiques agro-écologiques performantes et qui souhaitait m’en parler ! Il y a plein de gens qui font autrement, et depuis longtemps !
Ils incarnent l’avenir ?
En nombre, ils sont marginaux. Entre 10 et 15% seulement des fermes en Bretagne développent un modèle différent, fondé sur une agroécologie poussée, sur l’autonomie des paysans, l’économie en ressources. Certains (qui ont le plus d’expérience et de savoir-faire ou qui ont fait les choix agronomiques et économiques les plus pertinents) parviennent à concilier cette approche avec de bons revenus et une bonne qualité de vie. Ce ne sont pas que des néo-ruraux, loin de là. Certains nouveaux installés n’ont d’ailleurs pas forcément accès à des terres correspondant à leur projet ou ne disposent pas de la formation adaptée pour réussir. À l’inverse, certains agriculteurs installés depuis longtemps ont trouvé leur équilibre financier avec un modèle alternatif. C’est protéiforme. Ce sont eux qui ont les clés, ils cochent beaucoup de cases, et notamment celle de la transmission des exploitations en prouvant qu’on peut vivre décemment de la terre aujourd’hui.
Ils sont aussi plus respectueux du vivant…
Exactement et c’est essentiel, ils agissent concrètement pour la régénération du vivant. On ne pourra plus avoir les mêmes pratiques culturales avec le changement climatique. Prenez le maïs, qui a façonné, voire abimé, nos paysages depuis 40 ans, il n’est plus adapté aux sécheresses estivales actuelles. Certains paysans ont compris qu’il fallait désormais faire avec le vivant, voire le régénérer. L’arbre et la haie vont être un atout majeur dans nos campagnes. On a oublié que les chênes produisent des glands dont se nourrissent les cochons ! On a coupé ces arbres qui apportaient de l’ombre, contribuaient au cycle de l’eau et, accessoirement, nourrissaient les porcs, et on a mis les cochons dans des hangars ! On se retrouve aujourd’hui sans arbres dans certains paysages remembrés du pays de Vitré, de Loudéac ou de Pontivy, à nourrir nos porcs notamment avec du soja importé d’Amérique. C’est vraiment une logique cul par-dessus tête ! Maintenant, je sais bien que l’arbre, il faut le faire pousser, et que le meilleur moment pour planter un arbre, c’était hier. Il faut désormais que ce soit aujourd’hui.
Depuis la sortie du livre, il y a eu l’affaire Bridor, avec l’abandon de cette usine de viennoiseries surgelées à Liffré, sous la pression des défenseurs de l’environnement. Quelle lecture en faites-vous ?
Je ne connais pas ce sujet dans les détails. Je prends note des déclarations du président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, qui martèle qu’il veut « l’écologie et les usines ». Tout le monde est d’accord avec cette affirmation ! Tout le monde (peu ou prou) veut en même temps sauver la planète et avoir du travail. Mais lorsqu’on regarde le fond du sujet, Bridor propose de produire des pains et viennoiseries surgelés essentiellement destinés à l’export. C’est ça, l’écologie ? Produire des croissants à Liffré pour les envoyer par cargo au Moyen-Orient ou aux USA ? C’est précisément cette logique de standardisation des productions, de mondialisation à outrance des échanges et de spécialisation des bassins de production qui pose un problème. Quant aux 500 emplois annoncés, ils pourraient être retrouvés dans d’autres secteurs. Il faut changer de logique. La difficulté, c’est qu’il est très compliqué de faire émerger un récit alternatif, un horizon collectif. Parce que la mondialisation de l’économie crée des interdépendances qui ne facilitent pas les changements d’ampleur à l’échelle locale ou nationale, mais aussi parce qu’une partie de nos « élites » sont littéralement façonnées, intellectuellement, par le vieux logiciel productiviste hérité des Trente Glorieuses et, plus largement, par les mirages de la civilisation industrielle. Sur le terrain, les projets pullulent. Beaucoup de citoyens ne sont ni aveugles ni dans le déni : ils savent qu’on n’a pas d’autre choix que de repenser nos modes de vie, d’alimentation et de production de fond en comble. Et qu’il faut le faire vite. Mais ça bloque en haut lieu. Pas seulement en Bretagne ou en France, d’ailleurs…
Et le consommateur, dans ces arbitrages entre modèles agricoles, quel est son rôle et son pouvoir, en ces temps économiques compliqués par l’inflation ?
Je crois assez peu au pouvoir de la demande en la matière. Ça a pu marcher un temps car on a une partie des consommateurs conscientisés, qui se sont forgés une culture culinaire, du bien manger. Une autre partie à les moyens financiers, c’est ce qui a favorisé l’essor du bio qualitatif. Mais dans la nourriture industrielle proposée actuellement dans la grande distribution, il y a une part importante qui est volontairement « addictive » : sodas, plats transformés, très sucrés, très salés… On peut faire la comparaison avec le tabac, une autre pratique addictive source de cancer, dont la consommation n’a baissé qu’à la faveur de taxations très lourdes et de photos morbides sur les paquets de cigarettes. C’est très cynique de demander au consommateur de mieux se nourrir, alors que les produits les moins chers, souvent de piètre qualité et qui sont consommés par les ménages les plus modestes, sont en réalité largement subventionnés.
En refermant votre livre, on a le sentiment que beaucoup de richesses agricoles ont été sacrifiées sur l’autel du productivisme en Bretagne. Est-il encore possible de croire que cette région peut inventer un nouveau modèle ?
Carrément ! L’une des raisons qui explique pourquoi les Bretons ont été aussi performants dans la culture hors sol et la course au volume, c’est cet esprit breton, fait de niaque et de volontarisme. Je suis convaincu que nous sommes capables de nous fixer un nouvel objectif. Ce ne sera pas simple, il y aura encore de la sueur et des larmes, mais c’est de toute façon ce qui nous attend si nous ne faisons rien. Ici, il y a l’énergie, et un mille-feuille de terroirs exceptionnels, avec des terres plus ou moins acides ou alcalines, des fonds de vallées, des abers, des influences maritimes, des climats plus ou moins frais, doux, humides ou secs… C’est un pays de Cocagne qu’on a largement standardisé. L’agro-industrie a cherché à créer un caractère identitaire autour de sa production : le porc breton, la volaille bretonne… Mais cela ne fonctionne pas vraiment auprès du grand public : personne ne s’identifie au jambon breton : les touristes ne vont pas visiter la Cooperl ! Alors qu’on ramène du jambon lorsqu’on va en vacances au Pays basque ! C’est un symbole. Attention : je ne dis pas qu’il faut rendre notre agriculture « patrimoniale », uniquement tournée vers le pittoresque ou l’excellence culinaire. Je dis qu’il est possible d’allier productivité et protection voire régénération du vivant, façonnement de nouveaux terroirs et avènement d’une nouvelle « alliance » entre paysans et non-paysans, urbains et ruraux.
Vous gardez espoir que le modèle évolue ?
Je suis éco-anxieux, mais l’éco-anxiété, c’est le nouveau nom de la lucidité en 2023 ! Je garde espoir parce que j’ai des enfants, parce que j’ai étudié de près l’effondrement de l’Union soviétique : l’histoire peut vraiment nous surprendre. La nouvelle génération qui va arriver aux manettes, si elle n’est pas trop « tiktokisée », va se rendre compte que les quatre précédentes ont bousillé son avenir. Cela peut produire de la révolte, mais aussi une énergie créatrice pour inventer un autre modèle.
Dernière question, plus personnelle : votre enquête vous a conduit sur les rives de la Mignonne, un petit fleuve du Finistère qui porte les stigmates de l’agriculture intensive. On vous sent très touché par ce paysage…
Oui, car moi aussi, j’ai « ma » rivière, loin de la Mignonne, que j’ai vu changer au fil des ans. Et puis, ce coin de Finistère, c’est celui des frères Glinec, Olivier et Jean-François. Ce sont des paysans mais aussi des naturalistes, qui connaissent leur milieu et leurs paysages, j’ai beaucoup de respect pour leur travail. Ils sont productifs, ils ont ouvert leur ferme à d’autres, à condition que la rentabilité soit au rendez-vous. C’est certainement une voie à suivre.
Propos recueillis par Xavier DEBONTRIDE